Les gémelles / Patrick Bailly-Maître-Grand


© Patrick Bailly-Maître-Grand

J'avais suspendu mon miroir de voyage près de la fenêtre et commençai à me raser. Soudain, je sentis une main de poser sur mon épaule et entendis la voix du comte qui me souhaitait le bonjour. Je sursautai, surpris de ne pas l'avoir vu entrer, étant donné que mon miroir embrassait la pièce entière. (...) Ayant répondu au salut du comte, je me retournai vers la glace et je tressaillis. Cette fois, il ne pouvait plus y avoir d'erreur, puisque je pouvais le deviner par dessus mon épaule. Pourtant je ne voyais toujours rien dans le miroir ! Toute la pièce derrière moi se retrouvait dans la glace, mais vide de tout homme hormis moi-même !
Journal de Jonathan Harker, in Dracula, Bram Stoker, 1897.


Elle avait un miroir merveilleux ; et quand elle se mettait devant lui pour s'y mirer, elle disait : "Petit miroir, petit miroir, quelle est la plus belle de tout le pays ?" Et le miroir répondait : "Madame la reine, vous êtes la plus belle". Alors elle était contente, car elle savait que le miroir disait la vérité.
Blanche Neige, Les frères Grimm.


De grands monotypes directs (80 x 65 cm). Des miroirs anciens, au tain usé, altéré, reproduits en taille réelle. Une image et son double (le négatif est obtenu par contact direct sur le papier placé dans une chambre noire, puis le positif est ensuite lui-même obtenu par contact). Par une secrète alchimie du photographe, le miroir ne renvoie rien, si ce n'est sa propre reflection, surface réfléchissante insondable, à la fois impénétrable et vertigineuse. Si ce n'est son double. Mémoire immuable de tant de reflets passés et aussitôt effacés. Plongée en eaux troubles.
Rien à voir, si ce n'est le cadre. Le cadre du miroir comme celui de l'image. Quel est le négatif, le positif ?  Le miroir a souvent été une métaphore de la photographie (image fidèle, conforme, véridique), ici à son acmé : la photographie comme image miroir, d'autant plus qu'ici elle est obtenue par contact lumineux du miroir au papier, puis du papier au papier encore. Mise en abîme du vide. Les équivalences se démultiplient. La photographie "miroir du réel", mais de quel réel, dans ce miroir double qui ne me renvoie rien que sa vacuité et sa plénitude, sa carence de visible, que sa lumière et ses ténèbres, son éblouissement et son aveuglement ? Un miroir qui n'a rien à me rendre, rien à me révéler, obstinément muet. Où faut-il que mon regard se porte ?
Un miroir-piège, angoissant pour Narcisse. Ici, le reflet ne peut échapper, puisqu'il n'est que la marque/mémoire, fixée par la photographie, d'une absence, d'un manque, d'une perte. Ici naît la frustration du désir de voir. Une disparition. Ainsi, cette carence de visible nous donne à voir une image macabre et inquiétante. Soudain, du miroir trouble et vide, surgit tout le paradoxe du photographe à l'œuvre, vampire par l'œil se nourrissant de réel et dont l'image reste obstinément absente. Dois-je avouer qu'une fois toutes mes "Gémelles" achevées et rassemblées dans mon atelier, j'ai eu peur ? Peur d'avoir touché à quelque chose d'ultime. Peur de ne plus pouvoir aller plus loin. Peur aussi de tous ces miroirs qui s'obstinent à fuir mon visage. 

Jane Evelyn Atwood / Rue des Lombards

Rue des Lombards, Paris © Jane Evelyn Atwood

La fille descend les escalier obscurs. Elle repart vers la rue.
Elle a la blondeur enfantine et auréolée. Sa robe est bien trop courte et ses talons trop hauts. Quelque chose vacille.
Rue des Lombards, premier reportage de Jane Evelyn Atwood, jeune américaine installée à Paris. Pendant un an, elle vit les nuits des prostituées du 19 rue des Lombards. Elle se lie d'amitié avec Blondine, une des femmes travaillant dans cet hôtel de passe, qui la guidera et la fera pénétrer dans ce petit univers de la prostitution. Les images, nocturnes, oscillant dans une constante pénombre, sous les seuls éclairages des réverbères, des reflets sur les pavés, des quelques ampoules ça et là, dévoilent à la fois le glauque au quotidien comme la beauté de ces femmes. Regard différent, regard de femme peut-être, pas de racolage chez elle, une pudeur dans l'impudique en somme.
Et se dessine déjà dans son travail une constante qui jalonnera toujours son oeuvre. Au-delà de la force de son incontestable engagement et de l'empathie qui affleure dans chacun de ses reportages (de Jean-Louis/Vivre et mourir du Sida à ses reportages consacrés à Haïti, aux ravages des mines antipersonnels ou aux femmes en prison), la singularité du regard de Jane Evelyn Atwood, c'est sa capacité à révéler et à donner à voir l'absurdité, le dérangement d'une humanité chancelante, ce qui justement, comme cette belle blonde qui descend l'escalier, soudain, vacille.

A voir/à lire : 
Rue des Lombards, photographies et texte de Jane Evelyn Atwood, éditions Xavier Barral, 2011.
Le site internet de Jane Evelyn Awood

Anders Petersen / Roman et son amie américaine, Stockholm, 2001

© Anders Petersen



La tendresse prend naissance à l'instant où nous sommes rejetés sur le seuil de l'âge adulte et où nous nous rendons compte avec angoisse des avantages de l'enfance que nous ne comprenions pas quand nous étions enfants.
La tendresse, c'est la frayeur que nous inspire l'âge adulte.
La tendresse, c'est la tentative de créer un espace artificiel où l'autre doit être traité comme un enfant.
La tendresse, c'est aussi la frayeur des conséquences physiques de l'amour ; c'est une tentative de soustraire l'amour au monde des adultes (où il est insidieux, contraignant, lourd de chair et de responsabilité) et de considérer la femme comme un enfant. 
Milan Kundera, La vie est ailleurs.


I want to go back to bed and get inside her. That’s the only time there’s anything approaching peace. And when she sits on my face. When she lowers herself onto my mouth. This feels like doom. This is a pyramid on my chest. I want to change blood with her. I want her slavery. I want her promise. I want her death. 
Leonard Cohen, The End of my Life in Art (ext).


L'image contient presque l'espace du lit. En fait, elle ne contient que l'espace du lit et les deux corps.
Si ce n'est l'évident désordre des draps, tout est paisible. L'homme, surtout, repose dans un abandon qu'on pourrait presque qualifier de féminin (l'iconographie photographique montre rarement les hommes nus dans une apparente vulnérabilité). 
Post coitum omne animal triste est, sive gallus et mulier. 
Le regard en plongé bascule, met le couple sens dessus-dessous, bouleverse l'ordre du monde : alors que de toute sa chair il devrait peser sur le lit, et malgré la sensualité lourde de l'image, soudain l'homme semble en apesanteur. Pris dans ce grand froissement d'étoffe, le regard perdu, alors même qu'il est d'une infernale beauté, il fait curieusement écho aux vierges des immaculées conceptions ou aux saintes extatiques. Mais elle le retient, le ramène à elle – alors que lui l'effleure à peine du bout des doigts, peut-être est-il déjà loin – de ses deux mains appuyées et de sa jambe qui vient comme un reptile se lover dans le creux de son cou. 
Et l'amour et les corps, célestes, orgastiques et profanes, défient les lois de la gravité.

Rinko Kawauchi



© Rinko Kawauchi

Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre. La terre était informe et vide : il y avait des ténèbres à la surface de l'abîme, et l'esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux. Dieu dit : Que la lumière soit ! Et la lumière fut. Dieu vit que la lumière était bonne ; et Dieu sépara la lumière d'avec les ténèbres. Dieu appela la lumière jour, et il appela les ténèbres nuit. Ainsi, il y eut un soir, et il y eut un matin : ce fut le premier jour.
Ancien testament, La génèse.

Pas grand chose, d'abord. 
Un oeuf à peine éclos. Un bouton-vulve, velu, de coquelicot qui s'ouvre. Un enfant proche de l'envol.
De la matrice surgit la vie. La coquille se craquelle, la fleur semble proche de l'éclatement. L'enfant de la délivrance. C'est le moment limite. Celui où la vie soudain, féconde, s'apprête à surgir. 
La photographie alors révélatrice, elle-même matrice de la lumière et de l'instant. Tout est encore contenu, dans l'oeuf, dans l'image, dans le cadre. Kaïros photographique. Instant le plus fécond, celui qui fera le mieux comprendre l'instant qui précède et celui qui suit.* Non pas celui de l'événement, de l'instant où tout se noue ou se dénoue, mais celui de l'avènement, celui qui précède l'épiphanie. Celui qui laisse deviner l'apparition prochaine. Petite mystique photographique. L'instant précédent le jaillissement de la vie.

* E.G. Lessing, in Laocoon (1766), Paris, ed. Hermann, 1990.