Antoine Agoudjian, Les yeux brûlants

"Vigie",  Rue Baron, centre stratégique du commandement turc,
Alep, Syrie, 2001 © Antoine Agoudjian 


Il y a là une forme de pesanteur, douleur contenue, étouffée. Ces images vibrantes, savant travail du regard puis de l'alchimie du laboratoire (Antoine Agoudjian est un virtuose du tirage), semblent jalonnées de fantômes. Oeuvre incantatoire, incandescente aussi, ces yeux brûlants retracent, saignée douloureuse à travers l'Irak, le Liban ou encore la Syrie, la diaspora arménienne. Au travers de ces arméniens d'aujourd'hui, de partout et de nulle part, surgit à la fois le parcours initiatique de celui qui cherche les traces de son histoire et un travail mémoriel, sensible et introspectif bien plus qu'historique. Il semble que le photographe y invoque ce qu'il porte en lui de sa communauté, de ses cicatrices, de ses espoirs, porteur et messager d'un gouffre de mémoire vertigineux qui fait retour dans les images. Antoine Agoudjian fait corps avec son oeuvre, qui donne à voir l'adhérence de l'homme à la communauté, à son histoire, à son présent, à son regard. 
Les yeux brûlants, peut-être alors, sont plus que nuls autres, les siens.


Le site internet d'Antoine Agoudjian

Masahisa Fukase / Karasu

© Masahisa Fukase
And the raven, never flitting, still is sitting, still is sitting
On the pallid bust of Pallas just above my chamber door;
And his eyes have all the seeming of a demon's that is dreaming,
And the lamp-light o'er him streaming throws his shadow on the floor;
And my soul from out that shadow that lies floating on the floor

Shall be lifted - nevermore!
Edgar Allan Poe, The Raven, 1845.

Comme une parade funèbre, la cohorte des corbeaux plane au loin, trésaille ou se pose dans les branchages et les câbles électriques. Des silhouettes aveugles tantôt se découpent contre le ciel gris, tantôt se confondent dans la brume. Dans un état indécidable (les oiseaux s'éloignent ou s'approchent-t-ils ?), comme enchevêtrés dans d'indéchiffrables limbes. Là, l'un d'eux étend ses griffes, ici, l'autre prend son envol, ses pattes grêles pendant sous ses ailes sombres. Leurs empreintes dans la neige viennent dessiner d'autres silhouettes encore.
L'étrangeté, le vertige transpirent de ces images, troublantes, inquiétantes. On se sent submergé par la douleur incommensurable, la solitude suffocante qui s'en exhalent.

En 1976, après treize années d'une relation intense et tumultueuse, l'épouse (mais aussi la muse) de Masahisa Fukase le quitte. Plongé dans une profonde dépression, les corbeaux deviennent son sujet de prédilection et il les photographie avec un acharnement obsessionnel.
Ses images paraissent en 1986 dans un ouvrage intitulé Karasu (Les corbeaux).

La vie et l'esprit semblent se consumer et s'anéantir. Expression paroxystique de la perte de l'amour, de l'abandon comme du désenchantement de l'auteur, ces photographies d'un état ultime, limite, sont le point culminant de son œuvre (où le tourment, la souffrance, peut-être, sont plus photogéniques que l'amour). Masahisa Fukase ne s'est jamais remis de cette séparation. Victime d'un accident en 1992, il est depuis dans le coma.
Ses images, alors, deviennent la préfiguration lugubre de l'état de latence et de torpeur qui est le sien.

Masahisa Fukase est décédé le le 9 juin 2012.

Pentti Sammallahti / Finlande, 2002

© Pentti Sammallahti

Il y a, chez Pentti Sammallahti, une permanence dans l'expression presque contemplative, paisible, de la nature. Ses photographies de Finlande ou de Russie semblent plongées dans un hiver sans fin, solitude, âpreté et douceur mêlées, frissons, neige, brume, miroirs des plans d'eau, reliefs de roche.
Cependant, parfois, tout repose dans un équilibre délicat, presque précaire. Tout ne tient, miraculeusement, qu'à un fil.
Ici, l'arbre noir, si noir qu'il semble n'être qu'une silhouette, vient écorcher la pâleur velouté de l'image silencieuse. A l'arrière plan se devinent, sous le voile cotonneux de l'épaisseur de l'air, la ligne hachurée d'une palissade et l'entrelacement des branchages engourdis, graciles et nus. L'arbre se métamorphose en idéogramme. L'énorme branche, arrachée, comme échouée là, mémoire de la fureur d'une ancienne tempête, repose parfaitement à angle droit du tronc. Posés, de part et d'autre du gigantesque perchoir, deux oiseaux. Complices dans l'accord parfait qui les unit, ils semblent en garantir l'équilibre.
Au moindre bruissement d'ailes, alors, tout s'effondrera.

Emmet Gowin / Nancy, 1965

Nancy, Danville, Virginie, 1965 © Emmet Gowin


Quand, au soir, les petits nains arrivèrent chez eux, ils trouvèrent Blanche-Neige étendue sur le sol, sans souffle. Ils la soulevèrent, cherchèrent s'il y avait quelque chose d'empoisonné, défirent son corselet, coiffèrent ses cheveux, la lavèrent avec de l'eau et du vin. Mais rien n'y fit : la chère enfant était morte et morte elle restait. Ils la placèrent sur une civière, s'assirent tous les sept autour d'elle et pleurèrent trois jours durant. Puis ils se préparèrent à l'enterrer. Mais elle était restée fraîche comme un être vivant et ses jolies joues étaient roses comme auparavant.
Ils dirent : "Nous ne pouvons la mettre dans la terre noire
."

Jacob et Wilhelm Grimm, Blanche neige.


Selon toute vraisemblance, le sommeil a simplement surpris la fillette alors qu'elle jouait à la poupée. Pourtant, à bien y regarder, l'image est inquiétante à plus d'un titre et semble issue de quelque conte fantastique ou merveilleux.
Une présence plane, au-delà de celle du photographe et de nous qui la regardons (peut-être un simple effet de la lumière zénithale, de l'ombre mystérieuse dans le coin inférieur droit, ou de la prise de vue en plongée, qui domine parfaitement le corps de l'enfant). Une présence somme toute un peu malfaisante ou mortifère qui l'observerait par dessus notre épaule.
Le chien veille. De part et d'autre de l'enfant, les poupées viennent évoquer une nécropole de petits cadavres muets aux regards morts et clos. Par la raideur de ses jambes, sa curieuse robe trop courte, ses yeux dormeurs, la fillette se métamorphose alors en une des leurs. Petite gisante, sur le sol sombre d'une clairière, reposant sur l'étrange bâche de plastique. Un sortilège semble l'avoir frappée d'une maladie du sommeil ou d'une mort passagère.
En photographiant ses proches pendant près de dix ans, Emmet Gowin a rassemblé un curieux album, The clearest pictures were at first strange. Dans cette chronique trouble du quotidien, l'univers familial paraît sans cesse sur le fil, à la limite d'un basculement, d'un déséquilibre, entre rêve et cauchemar, sur le point incessant de sombrer dans l'hallucination ou la folie.

Joan Fontcuberta / Frottogramme

Agave ferox II, 1988 © Joan Fontcuberta


Je suis la plaie et le couteau !
Je suis le soufflet et la joue !
Je suis les membres et la roue, 
Et la victime et le bourreau !

Charles Baudelaire, L'héautontimorouménos, in Les fleurs du mal.


La Photographie devient alors pour moi un medium bizarre, une nouvelle forme d'hallucination [...]  image folle, frottée de réel.
Roland Barthes, in La chambre claire.

Frottogrammes : le négatif de la photographie frotté contre l'objet photographié avant la réalisation du tirage.
Alliance du frottage inspiré par Max Ernst (qui passait une mine de plomb sur une feuille posée à même une surface irrégulière, générant ainsi des motifs ou des figures aléatoires, équivalent pictural de l'écriture automatique chez les surréalistes) et de la photographie. 
La photographie comme image de contact (lumineux) avec l'objet, comme écriture/inscription automatique de l'objet sur le négatif par la petite mécanique de l'appareil et de la chimie.
Abolition des distances. La photographie comme substance, frottée contre l'objet, frottée au réel (et non plus de réel), soudain comme action tactile, comme expérience physique et charnelle. Cicatrices, plaies ouvertes à même la peau de l'image.
L'image alors, vecteur de mémoire du visible et du tangible, porte la trace et les stigmates de ses contacts à l'objet.