Louise Bourgeois, 1982 / Robert Mapplethorpe

© Robert Mappelthorpe


C'est une découverte lourde de conséquences et qui échoit à la petite fille. Elle remarque le grand pénis bien visible d'un frère ou d'un camarade de jeu, le reconnaît tout de suite comme la réplique supérieure de son propre petit organe caché et dès lors elle est victime de l'envie du pénis. [...] D'emblée elle a jugé et décidé. Elle a vu cela, sait qu'elle ne l'a pas et veut l'avoir. 
Sigmund Freud, Quelques conséquences psychiques de la différence anatomique entre les sexes, 1925.
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Le phallus est l’objet de mon attention attendrie, il y va de vulnérabilité et de protection.
Louise Bourgeois.

Il s'agit du portrait le plus célèbre de Louise Bourgeois, et l'on ne peut se figurer image plus réjouissante de l'artiste.
La vieille dame (indigne, si l'on en juge par le regard espiègle qu'elle nous adresse) porte sous son bras, comme un accessoire quotidien – sac à main ou baguette de pain – un gigantesque phallus. C'est son œuvre. Intitulé "Fillette", ce colossal pénis en érection, de 60 centimètres, est fait de plâtre recouvert d'une couche de latex. A son extrémité, un crochet permet de le suspendre au plafond.
Il ne faut, bien sûr, pas y voir la mise en scène d'une petite phallophorie personnelle. Désacralisé, le phallus perd ici sa verticalité : en érection, il n'est pourtant pas érigé. Rien de castrateur cependant : "Ce que j’aime a la forme des gens autour de moi, de mon mari, de mes fils. Donc quand j’ai voulu représenter quelque chose que j’aime, j’ai naturellement choisi un petit pénis"Dans l'œuvre de Louise Bourgeois, les représentations fragmentaires du corps, notamment des parties sexuelles, sont récurrentes. Si "Fillette" est, à n'en pas douter, l'expression revendiquée d'une pulsion sexuelle sublimée par l'art, elle est également un personnage absurde, équivoque, masculin-féminin : la rotondité des deux boules (qui rappelle tout à la fois des testicules et des seins), l'alliance du plâtre et de sa couverture de latex le rendent à la fois dur et souple, l'un étant le contenu, l'autre la matrice.
"C'est une pièce, évidemment, qui est faite pour être portée dans ses bras, et ça indique directement ma relation aux hommes, qui est une relation de prendre soin, d'être tendre." Elle semble, en effet, le bercer : fillette est sa création et sa créature. S'agit-il d'une réponse amusée à la thèse freudienne, qui veut que chaque femme, souffrant de son absence de pénis, ne se lasse pas de chercher à en "avoir" un, allant jusqu'à désirer accoucher de son propre pénis ?
Peut-être un autre sujet d'amusement pour Louise Bourgeois ? L'auteur de ce portrait est Robert Mapplethorpe. Elle offre au photographe, dont l'œuvre est en grande partie consacrée à la sexualité homosexuelle et masculine, un phallus supplémentaire et prodigieux.

Martine Franck / Tory Island, 1995.

© Martine Franck/Magnum Photos


Au demeurant, ce que nous appelons ordinairement amis et amitiés, ce ne sont qu'accointances et familiarités nouées par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos âmes s'entretiennent. En l'amitié de quoi je parle, elles se mêlent et confondent l'une en l'autre, d'un mélange si universel qu'elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. Si on me presse de dire pourquoi je l'aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu'en répondant : "Parce que c'était lui, parce que c'était moi."
Il y a, au-delà de tout mon discours, et de ce que j'en puis dire particulièrement, je ne sais quelle force inexplicable et fatale, médiatrice de cette union. 
Nous nous cherchions avant que de nous être vus, et par des rapports que nous oyions l'un de l'autre, qui faisaient en notre affection plus d'effort que ne porte la raison des rapports, je crois par quelque ordonnance du ciel. 

Montaigne, Les Essais, livre Ier, chapitre XXVIII, "De l'amitié".


A n'en pas douter, c'est dimanche. Les robes sont trop jolies pour qu'il en soit autrement. Et elles ont filé à l'anglaise, les deux complices, fuyant d'ennuyeuses activités d'adultes et de dimanche. 
Qu'importent les yeux courroucés des mères qui ont patiemment repassé les robes et soigneusement coiffé les cheveux. Le temps de l'insoumission est venu. Au diable les chaussures, le sable est chaud et délicieusement chatouilleux, il croustille sous la plante des pieds. Le vent du large fouette le visage. L'appel de la mer, inévitablement. Alors, elles ont couru, et là, le mur soudain interdisant l'accès à la plage. Un obstacle ? "Chiche, on saute ?" Elles se sont donné la main, parfaitement confiantes l'une en l'autre, et dans un moment d'exultation partagée, à corps perdu, elles ont sauté.
Je ne connais pas d'image qui dise mieux l'amitié, confiance absolue, impulsion spontanée, dégagement des contraintes, partage et don de soi, face à face et face au monde. Je m'attends à l'objection "ce sont des enfants". Mais rien n'est plus léger, ni plus grave, ni plus désintéressé et inconditionnel qu'une amitié d'enfance.

Paul Strand / Church, Ranchos de Taos, 1932


Paul Strand, un des pionniers de la Straight photography (la photographie pure, affranchie de tous les artifices et références du pictorialisme) livre ici une photographie d'abstraction pure, si ce n'est le coin de ciel dense à gauche de l'image.
Une image qui ramène au sens premier de la photographie : une écriture de la lumière. Et pourtant (est-ce moi ou la photographie qui ne parvient pas à se déprendre des références picturales ?), ce jeu  de formes où quatre bandes dessinent un jeu de clair-osbcur ne cesse de faire écho à la peinture abstraite.

Intérieurs / Jean-Marc Tingaud


© Jean-Marc Tingaud

A première vue, pas âme qui vive.
Le décor est là, sobrement, qui pose et qui compose. Loin du tumulte, loin des cahots et du chaos du monde. La lumière, doucement, coule. La photo sur le mur - le mur qui imperceptiblement se lézarde et fissure - semble inéluctablement punaisée. Des objets, çà et là. Rien ne bouge.
Alors subtilement, le dessein se dessine. D'abord, un écho lointain, puis une réminiscence. Je saisis ce qui se trame : un fil ténu vient tisser des liens et des correspondances. Naples, Zagreb, Marrakech, Jérusalem… L'objet anodin, une fois exhumé par le photographe, perd son insignifiance. L'intérieur se dévoile et laisse présager un peu de son secret. Un peu de ceux qui y vivent, aussi. L'image dit le temps, le temps qui passe, celui qui reste, celui qui se consume. Elle incarne une bribe de la mémoire du lieu et de ce qui l'imprègne. Jean-Marc Tingaud, en évoquant l'espace de l'intime, invoque l'empreinte et la résurgence. Avec pudeur, avec gravité souvent, les images, épurées et sensibles, suggèrent plus qu'elles ne démontrent. Alors, de ces absences, de ces fragments d'espaces, surgit un bruissement : le murmure, furtif, d'un récit, d'une histoire, parfois même de l'Histoire.
Pas âme qui vive, et pourtant chaque image frémit de la présence tacite de ce qui l'habite.

Intégralité de mon texte paru in Le monde d'Hermès, Paris, 2003.

Anonyme / Loïe Fuller dansant


O vous, chères élancées fragiles tournoyantes dont le pliable corps veut les enlacements de l'homme adoré, vous, futiles froufroutantes Viennoises, sentimentales [...] O vous, si jolis futurs cadavres, ô vous tournoyantes dont les éclatantes dents tendues vers le cavalier bien aimé sont l'annonce et le commencement du définitif squelette rigoleur camus...
Albert Cohen in Carnets 1978.

Richard Avedon / Marilyn Monroe

© Richard Avedon

I knew I belonged to the public and to the world, 
not because I was talented or even beautiful, 
but because I had never belonged to anything or anyone else.
Marilyn Monroe 

Marilyn Monroe, peut-être la première femme devenue produit de consommation industrielle et médiatique. Paroxysme de la femme-objet, de l'icône sexuelle. 
Mais au-delà du glamour hollywoodien, de l'exploitation de son corps, de son image démultipliée, partout déclinée, épuisée sans jamais parvenir à l'écœurement du public, elle est l'objet de toutes les impudeurs, des curiosités les plus indécentes. Traquée sa vie durant jusque dans ses retranchements les plus secrets. Disséquée après sa mort, de ses carnets intimes à sa vie sexuelle, de ses séances de psychanalyse à ses problèmes gynécologiques, de sa vie amoureuse à son autopsie. 
Marilyn est un objet, partagé de tous, consommable à merci, insatiablement livré en pâture à des spectateurs qui se repaissent d'elle avec des raffinements d'entomologiste et un appétit féroce.
Dans ce magnifique portrait de Richard Avedon, elle semble effarée. Je ne crois pas qu'elle pose. Je crois qu'il l'a vue et saisie dans un moment d'abandon, les bras ballants, les seins trop lourds, avec son regard flottant dans le vide, perdu, douloureux, presque effrayé. Elle a déposé les armes, plus d'artifices, plus de représentation. Elle n'est plus désirable, soudain plus consommable. Lointaine et pourtant concrète. Pour une fois, peut-être la seule dans la masse d'images existantes de Marilyn, elle n'est plus objet mais véritablement sujet.