De l'autre côté du miroir

Sally Mann, Black Eye, 1991.
© Sally Mann

"Oh ! Kitty ! ce serait merveilleux si on pouvait entrer dans la Maison du Miroir ! Faisons semblant de pouvoir y entrer, d'une façon ou d'une autre. Faisons semblant que le verre soit devenu aussi mou que de la gaze pour que nous puissions passer à travers. Mais, ma parole, voilà qu'il se transforme en une sorte de brouillard ! Ça va être assez facile de passer à travers…" Pendant qu'elle disait ces mots, elle se trouvait debout sur le dessus de la cheminée, sans trop savoir comment elle était venue là. Et, en vérité, le verre commençait bel et bien à disparaître, exactement comme une brume d'argent brillante.
Un instant plus tard, Alice avait traversé le verre et avait sauté légèrement dans la pièce du Miroir. Avant de faire quoi que ce fût d'autre, elle regarda s'il y avait du feu dans la cheminée, et elle fut ravie de voir qu'il y avait un vrai feu qui flambait aussi fort que celui qu'elle avait laissé derrière elle. "De sorte que j'aurai aussi chaud ici que dans notre salon, pensa Alice ; plus chaud même, parce qu'il n'y aura personne ici pour me gronder si je m'approche du feu. Oh ! comme ce sera drôle, lorsque mes parents me verront à travers le Miroir et qu'ils ne pourront pas m'attraper !" 
Lewis Carroll, De l'autre côté du miroir (1872).


De l'autre côté du miroir... c'est bien un passage de cet ordre que la photographie fait opérer au réel. L'acte photographique, en extirpant le sujet d'un fragment d'espace et de temps pour le contenir et le figer dans l' image, engendre un gouffre avec ce même sujet, cet espace et ce temps : toute photographie est à la fois le gage d'une présence (ça a été pour citer Roland Barthes) et l'évidence d'une absence (ça n'est plus là). 
Passage à la trappe (mais aussi à l'attrape ?).
Cependant, une photographie rejoue sans cesse le temps et l'espace photographiés. En effet, lorsque nous la regardons, nos yeux redoublent la vision et la position du photographe au moment de la prise de vue : ils partagent et répètent l'instant de coïncidence entre le photographe et son objet. Chaque nouveau regard fait donc renaître un nouvel état de concomitance avec la chose photographiée. L'image fait chaque fois surgir ce qui n'est plus. Apparition (ce qui n'est plus fait retour), rémanence sensible. La photographie fonctionne alors sur le mode d'une infinie réflexivité : des miroirs qui se renverraient sans fin le même reflet, sans qu'on puisse vraiment saisir le réel dont il provient. 
Aussi, nous voyons bien Alice à travers le miroir sans jamais pouvoir l'attraper.


A lire : La nouvelle de Julio Cortazar, Las babas del diablo (Les fils de la vierge), dans le recueil intitulé Les armes secrètes, collection Folio, Gallimard. Cette nouvelle inspira le film Blow Up à Michelangelo Antonioni. 
Extrait : "La photo avait prise, le temps avait passé (...) L'ordre des choses se trouvait soudain renversé, c'était eux qui étaient vivants, qui décidaient, qui allaient à leur futur; et moi, de ce côté-ci, prisonnier d'un autre temps (...) de n'être rien d'autre que l'objectif de mon appareil photographique."

Extase et photographie

Ce photomontage de Salvador Dali, paru en 1933 dans la revue surréaliste Minotaure, s'intitule Le phénomène de l'extase. 
Composé en volute avec pour point de départ (et pour aboutissement) la photographie de Brassaï du même titre, il déploie une multitude de visages de femmes et de gros plan d'oreilles (empruntées aux photographies judiciaires d'Alphonse Bertillon ?). Dali  traduit le phénomène de l'extase en suggérant que la vue et l'ouïe abdiquent et se dérobent. Un visage de statue, au regard fixe et vide, vient également rappeler cet état liminal, entre présence et absence, oscillant entre la vie et la mort.




Brassaï, Phénomène de l'extase, 1932
Le Bernin, L'extase de Sainte Thérèse, 1647-1652

Il se produit, dans la photographie même, un phénomène de l'ordre de l'extase.
L'acte photographique génère, dans un premier temps, une stase, un "arrêt ou ralentissement de la circulation d'un liquide organique*" : il extirpe des fragments de réel du fil du temps pour en faire des instantanés. La photographie retient alors ce qui ne se produit qu'une fois, opérant un passage du fluctuel au ponctuel. Le réel, après cette extraction, est contenu, figé dans l'image : médusé. A l'instar des victimes de la Gorgone, le réel est pétrifié dans l'immuable immobilité des statues, et l'instant voué à demeurer perpétuel, dans un état liminal, entre présence et absence.
Et ce petit fragment d'espace, de temps, de réel, va entrer dans le temps photographique. Ainsi, la stase en vient à frôler l'extase : le réel se trouve comme "transporté hors du monde sensible**" pour entrer dans le monde achronique de la photographie.

* Définition du Petit Larousse Illustré.
** Extase : n. f. (gr. extasis, égarement de l'esprit). 1. Etat d'une personne qui se trouve transportée hors du monde sensible par l'intensité d'un sentiment mystique.

Pierre-Louis Pierson / Scherzo di Follia


La beauté de la comtesse de Castiglione, maîtresse de Napoléon III, courtisée par les grands hommes de la cour, fut célébrée par ses contemporains... et par elle-même. Alors que le portait photographique se démocratise et fait les beaux jours de ateliers de photographes, la comtesse de Castiglione commence à faire réaliser ses portraits par Pierre-Louis Pierson.
Pendant plus de quarante ans, elle se fera photographier avec une frénésie névrotique. Au-delà de l'obsession narcissique, c'est la démarche artistique de la Castiglione qui est remarquable. Elle dirigeait les prises de vue, choisissait les pauses et les cadrages (certaines photographies ne sont que des détails de ses jambes ou de ses pieds), Pierre-Louis Pierson ne faisant office que d'opérateur. Et si le soucis constant de la "toilette" montre dans ces portraits les prémices de la photographie de mode, c'est surtout la mise en scène de soi, comme objet, sujet et actrice de la photographie qui fait singulièrement écho aux oeuvres d'artistes contemporains comme Cindy Sherman ou Michel Journiac.

Opalka 1965, de un à l'infini


Opalka 1965/1- ¥, détails 2075998, 2081397, 2083115, 4368225, 4513817, 4826550, 5135439 et 5341636.
© Roman Opalka
"Pour appréhender le temps, il faut prendre la mort comme réelle dimension de la vie. L'existence de l'être n'est pas plénitude, mais un état où il manque quelque chose. L'être est défini par la mort qui lui manque." 
Roman Opalka.

3666937-3669842
Depuis 1965, Roman Opalka se consacre à une œuvre unique. Il nomme ses toiles (196x135cm) des détailsElles ne portent pas de date, mais le même titre : Opalka 1965, de 1 à l'infini. Sur un fond noir, il inscrit en blanc une progression numérique de un à l'infini. Chaque toile est la suite de celle qui la précède. A partir de 1972, il incorpore pour chaque nouveau détail 1% de blanc supplémentaire à la peinture noire. Les nombres se confondent alors peu à peu avec le fond. Depuis 2008, il peint en blanc sur fond blanc. Des blancs mérités, dit-il. Il enregistre chaque fois sa voix lisant les chiffres alors qu'il les peint. Chaque séance de travail se termine par un autoportrait photographié devant le détail en cours, chemise blanche, même cadrage, même expression impassible.




3324388-3339185, détail
Il n'est ici question que de temps. Opalka égraine le temps, le convertissant à la fois en acte (celui d'inscrire) et en matière (celle de l'inscription). Son processus égraine sa vie même, puisqu'elle est indissociable de son œuvre. Implacable, comme un inépuisable sablier. Il inscrit son temps d'homme, celui de sa vie qui passe. A la fois en tension, sur un fil, et d'une grande fluidité. 
La fin de son œuvre sera la fin de sa vie. Un dialogue perpétuel avec la mort chaque fois plus proche. Une forme de compte à rebours inversé dont on connait, sans surprise, la fin, mais pas le moment. 
Les photographies, selon qu'on les considère entre prises de vues rapprochées ou distantes, laissent voir le passage du temps par le vieillissement de son visage, le blanchissement de ses cheveux, les changements à peine sensibles de son regard. A la fois une gageure et un renoncement. Opalka inscrit sa trace, par bribes, comme autant des desquamations. Une trace chaque fois plus précaire, évanescente. La mémoire, fragile, de son effacement, sa disparition. 
La chronique d'une mort annoncée, en somme.

Copies conformes

Daguerréotypes

© Diane Arbus / © Roger Ballen

© Mary Ellen Mark / © Jane Evelyn Atwood


Le daguerréotype est plus que le miroir, il est le calque de l'objet.
Eugène Delacroix, in La revue des deux mondes, septembre 1850.

Il faut vous dire que nous étions jumeaux, le défunt et moi. Et un jour, on nous a mêlés dans le bain, alors que nous n’avions que deux semaines, et un de nous a été noyé. Mais nous ne savons pas qui. Les uns croient que c’était Bill. D’autres pensent que c’était moi.
Mark Twain, Une interview, in Loto Leaves, 1874.

La thématique du double, plus précisément ici de la gémellité, est une constante dans l'histoire de la photographie plus que dans tout autre art visuel.
L'image photographique est souvent considérée comme miroir du réel. Elle est immanquablement un indice, trace irréfutable attestant de l'existence tangible de son objet (elle le montre de l'index : il a bien fallu qu'il soit là, qu'il y passe, qu'il y ait contiguïté physique). Cependant, s'il y a adhérence au réel (par son indicialité même), il n'y a pas pour autant mimesis : si elle est invariablement seconde, la photographie n'est toutefois pas une duplication du réel, elle n'est est que la trace. Et même si nous sommes constamment tentés de la considérer comme un miroir (je ne crois que ce que je vois ?), la photographie, qui entretient l'équivoque, ne réfléchit pas si bien qu'elle le laisse croire. Aussi, quand elle traite de gémellité, ce sentiment de réversibilité, d'excès de redondance du double (dans l'image et par l'image) se renforce. La photographie fait alors double jeu / double je.

Mary Ellen Mark / Diamond Settles, New York, 1993.

© Mary Ellen Mark


We hold these truths to be self-evident, that all men are created equal, that they are endowed by their Creator with certain unalienable Rights, that among these are Life, Liberty and the pursuit of Happiness. That to secure these rights, Governments are instituted among Men, deriving their just powers from the consent of the governed, That whenever any Form of Government becomes destructive of these ends, it is the Right of the People to alter or to abolish it, and to institute new Government, laying its foundation on such principles and organizing its powers in such form, as to them shall seem most likely to effect their Safety and Happiness.
The declaration of Independance, July 4, 1776.


Une odyssée américaine
Le parcours de Mary Ellen Mark à travers le territoire des Etats-Unis. Ces trente années de photographies rassemblées dressent un état des lieux, celui d'un pays où les valeurs d'égalité entre les hommes, de droit à la sécurité et à la recherche du bonheur ont cédé le pas à l'individualisme forcené et à la cupidité de la société de consommation.
Alors, le rêve américain (le mythe, nouveau monde contre l'ancien, nous taraude toujours insidieusement), l'idéal de l'American Way of Life (champ des possibles, égalité des chances, prospérité par le travail, symboles de réussite capitalistes, maison, voiture et panoplie électroménagère), s'épuisent et se désagrègent lentement, image après imageIci, c'est le soir d'Halloween. Dans cet asile pour nécessiteux du Bronx, pour la petite Diamond, sirène de pacotille inquiète et penaude, le rêve américain et les illusions semblent définitivement relégués dans cette salle de bain minable, entre le balai et le rouleau de papier toilette. Dans cette odyssée américaine, les laissés-pour-compte, prostituées ou familles misérables côtoient les retraités de Floride comme les concours de danse et leurs tenues tape-à-l’œil. Inégalités manifestes et révoltantes. Détresse contre paillettes. Poudre aux yeux.
Soudain transparaît l'imposture, l'envers du décor de carton-pâte. Et le rêve vacille.