Masao Yamamoto

© Masao Yamamoto

                                                                                                                       La neige que nous vîmes tomber
                                                                                                                 est-ce une autre
                                                                                                                       cette année ?
                                                                                                                                             Baschô (1644-1694)

La sobriété, l'économie de moyens et la délicatesse de Masao Yamamoto. La photographie comme un haïku. 
Sous le couche duveteuse et le ciel blanc, tout semble amorti. Un monde apaisé, lisse et pur. Le ravissement d'un instant de sérénité. 

William Klein / Contacts peints

Dakar, 1963
© Willian Klein
Il y a les photographes bien élevés, qui se tiennent, courtois, à distance respectueuse. Ils se plient aux règles de la bienséance, des conventions sociales du rapport à l'autre et ont une pratique de la photographie de l'ordre du travail "bien fait", net, sans bavure.
William Klein n'est pas de ceux là..
Son rapport à l'autre et à la prise de vue est physique, abrupt, immédiat. Rentre-dedans. 
Subversif, Klein dynamite les règles. Cadrages serrés, bougé, grand angle. Iconoclaste, il se moque des normes techniques ou esthétiques. Mais il ne faut pas se fier au premier sentiment de chaos. S'il est assurément irrévérencieux, à y regarder de plus près, il serait bien réducteur de ne considérer William Klein que comme un "mauvais garçon". 
La forme d'abord : si, à l'évidence, il ne respecte pas les règles établies, la composition, les proportions sont parfaites tout comme l'équilibre des noirs et blancs. Photographe, Klein a d'abord une formation de peintre, il a fréquenté les ateliers d'André Lhote et de Fernand Léger. 
Le sujet, ensuite : Klein nous immerge dans le réel. Il est aussi réalisateur de films (Qui êtes-vous Polly Maggo ?Le Messie...) et de documentaires. Au delà de la proximité, on prend la vie de plein fouet. Cette foule de gosses, c'est autour de moi (de lui, de nous...) qu'elle s'agite, qu'elle roule des yeux, qu'elle plaque la main. Ses images sont mouvantes, vivantes, nerveuses, dynamiques. 
Les contacts peints, maintenant : c'est en créant la série télévisées Contacts* qu'a surgit l'idée des contacts peints. (Contacts : la caméra fait un travelling sur une planche-contact tandis que le photographe commente ses images. Les planches-contacts sont souvent constellées d'annotations, de croix, les photos choisies pour être agrandies encadrées au crayon rouge ou blanc.) Klein fait tirer un morceau de sa pellicule (l'image choisie et de part et d'autre celle qui la précède et la succède) en très grand format, et vient donner l'estocade à l'image à grands coups de pinceaux avec de la peinture acrylique et des couleurs vives. Plus moyen alors d'esquiver le regard. Rien de décoratif. Il n'use pas de la peinture comme d'un artifice, mais génère une fusion des médiums, qui à la fois se répliquent et se heurtent, pour se renforcer, se renouveler l'un l'autre. 
Si William Klein transgresse les règles, ses images sont empreintes d'une parfaite maîtrise, et c'est par sa transgression même qu'il instaure les fondements d'une œuvre unique, jubilatoire et fulgurante.

* A voir : Contacts, coffret 3 DVD, Arte Vidéo.

Se souvenir des choses fragiles

Untitled #1141, © Masao Yamamoto

Masao Yamamoto sait se saisir des choses fragiles. Il semble en détenir le secret. 
Saisir cette fragilité, à vif, à fleur de peau, cet excédent presque douloureux, fugitif, d'intensité, le souffle qui nous bouleverse et nous arrache un peu de nous-mêmes. Celle que nous voudrions effleurer du bouts des doigts, embrasser même, et que nous n'osons toucher de peur que tout se brise. Celle qui passe si vite et que nous sommes incapables de retenir, qui nous laisse un cri cloué dans la gorge, les bras ballants, démunis.
Se souvenir des choses fragiles...

Avrile / Barbie, New York

©Avrile


Certains photographes de mode exhibent les êtres humains comme des poupées. Ils usent des mannequins (ne parle-t-on pas d’ailleurs de poupées mannequins ?) comme de pantins, écrans malléables de projection des fantasmes : aboutissement enfin de la femme définitivement devenue objet par le truchement de l’image, captive, offerte, soumise, consentante, consommable. Déshumanisation, désarticulation, brillance plastique, art du toc, du lisse, du sans bavure, du mouvement gelé sur papier glacé. La vie, alors, succombe et réprime un dernier soupir.
Ici, le contre-pied (le pied de nez ?) vient s’imposer comme une évidence : c’est l’objet qui devient femme et revêt subitement l’apparence illusoire de la vie. Poupée icône, catalyseur d’un éternel féminin figé de silicone, la belle Américaine soudain prend vie. L'usurpatrice intègre le monde réel pour y acquérir une existence tangible. Femme-objet contre poupée-sujet, Avrile manœuvre le paradoxe avec un soupçon d'ironie dans la mise en œuvre comme dans la mise en scène.
Mais il ne s'agit pas seulement dans son travail de déjouer les règles de la femme-poupée à la poupée-femme et de se jouer de ce qui semble aujourd'hui devenu la norme du désirable aseptisé. Il s'agit aussi d'une question d'affect. Car Avrile, d’abord, joue bien à la poupée. Pris au jeu, on retombe, complices de la duperie, régressifs en somme, en enfance. La robe de princesse, les bijoux scintillants, le maquillage irréprochable, la coiffure apprêtée… Tout y est.
Barbie à New York, Barbie à la plage, Barbie qui défile… Avrile nous raconte des histoires, elle invente les rôles, les personnages, les situations. Compose avec soin des fictions. Compose avec soin ses images, aussi. Rien n'est laissé au hasard, du pli impeccable de la robe au fard délicat de l'œil, de l'éclairage qui frôle la joue à l'élégance étudiée de la pause.
Avrile exhibe les poupées comme des êtres humains. Elle use des Barbies comme de mannequins, écrans malléables de projection de ses chimères : aboutissement enfin de l'objet équivoque presque devenu femme par le truchement de l’image. Humanisation, articulation, brillance charnelle. La vie, alors, resurgit et exhale son premier soupir.

Corps invisibles / Le Saint Suaire


Le Suaire de Turin est supposé être le linceul qui aurait recueilli le corps du Christ. Cette pièce de lin de plus de quatre mètres de long laisse paraître quelques tâches informes, l'illusion d'une image (à bien y regarder, on ne voit presque rien). 
C'est par la photographie que l'image fut révélé en 1898. Depuis, le suaire est l'objet de nombreuses analyses et polémiques.

Positif et négatif de la photographie du Suaire de Turin par Secondo Pia, 1898

En 1898, l'avocat Secondo Pia est chargé de photographier pour la première fois le Suaire (jalousement conservé, enroulé dans un reliquaire sous un autel dans la coupole des Guarini) afin de permettre aux fidèles de le contempler.
Dans la nuit du 28 au 29 mai, Pia développe le négatif de sa photographie. Dans sa chambre noire, il voit surgir, le premier, ce que personne n'a vu : le visage d'un homme. Une apparition. Le voile est levé, le mystère dévoilé : le suaire porte sur sa surface l'empreinte d'un corps d'homme, de face et de dos.
Le linceul serait une image négative, la trace d'une transsubtantiation de l'être au spectre (une image par contact, une empreinte, une imprégnation/incarnation entre l'étoffe et le corps, un fantôme presque).
La photographie devient alors un dispositif permettant de réaliser ce qui semble impossible. La révélation photographique comme opérateur d'un miracle - d'une résurrection - : elle donne à voir l'invisible par une nouvelle transsubtantiation par la lumière.

Corps invisibles / Gaëtan Gatian de Clérambault

Voler la soie est délicieux ; l'acheter ne me donnerait jamais le même plaisir. Contre la tentation, ma volonté ne peut rien ; lorsque je vole, c'est plus fort que moi ; et d'ailleurs, je ne pense à rien d'autre, je me sens poussée vertigineusement. La soie m'attire, celle des rubans, des jupes, des corsages. Lorsque je sens le froissement de la soie, cela commence par me piquer sous les ongles, et alors, il est inutile de résister, il faut que je prenne. [...] je ressens un gonflement de la gorge, et de l'estomac, puis je perds connaissance. Mais quand je peux prendre l'étoffe, je la froisse, cela me produit un serrement d'estomac particulier, ensuite, j'éprouve une espèce de jouissance qui m'arrête complètement la respiration ; je suis comme ivre, je ne peux plus me tenir, je tremble, non pas de peur, si vous voulez, mais plutôt d'agitation, je ne sais pas. Je ne pense pas à la mauvaise action que je viens de faire. Dès que je tiens la pièce dérobée, je vais m'asseoir à l'écart pour la toucher et la manier, c'est là qu'on me voit.1


Le contexte : psychiatre, médecin chef des urgences de la préfecture de Paris, Gaëtan Gatian de Clérambault est connu pour ses études consacrées aux délires passionnels et plus particulièrement à l'érotomanie (pathologie qu'on appelle encore syndrome de Clérambault). Il est l'auteur de deux articles intitulés Passion érotique des étoffes chez la femme (parus en 1908 et 1910) dans lesquels il compile les observations relatives à quatre femmes ayant éprouvé une attraction morbide, principalement sexuelle, pour certaines étoffes, la soie surtout, et, à l'occasion de cette passion, des impulsions kleptomaniaques.
Clérambault enseigne également aux Beaux Arts de Paris (de 1924-1926) comme professeur d'esthétique et de drapés. Blessé à deux reprises durant la Grande Guerre, il fait deux séjours de convalescence au Maroc en 1912 et 1919. Il y réalise des milliers de photographies d'étude des vêtements des femmes marocaines. Entrelacs de fascinations pour l'étoffe, les femmes, le pli.
Le drapé, ici, n'est pas une "seconde peau" comme dans les sculptures antiques ou les oeuvres de la Renaissance2 (on sait que les artistes appliquaient parfois les étoffes humides sur leurs modèles pour qu'elles épousent mieux le corps). Dans ses images, les plis sont droits, les étoffes lourdes, la femme dévorée, engloutie par le voile. On ne devine du modèle que le regard qui perce par une brèche étroite et quatre doigts qui soulèvent un panneau de tissu (qui ne dévoile rien d'autre qu'un nouveau pli et la lourdeur d'un autre voile). Chez Clérambault, le voile vient comme un rempart à un corps qui se refuse et ne se laisse pas deviner.

1. in Gaëtan Gatian de Clérambault, Passion érotique des étoffes chez la femme, Les empêcheurs de penser en rond, 1991.
2. "et que surtout les étoffes ne cachent pas le mouvement, c'est à dire les membres, et que ces membres ne soient pas traversés par les plis ni par les ombres des draperies, et imite autant que possible les Grecs et les Latins dans leur manière de montrer les membres quand le vent presse les draps contre eux." Léonard de Vinci, in Traité de la peinture.