Imago ergo sum

Portrait multiple de Marcel Duchamp, anon., 1917.


Descartes proposa le "cogito ergo sum" et son contemporain Gassendi répondit "ambulo ergo sum": Descartes existait grâce à la pensée, Gassendi grâce au mouvement et à l'action. Aujourd'hui, nous existons grâce aux images : "imago ergo sum". L'adaptation de ce corollaire à notre condition d'homo pictor dérive en "je photographie, ensuite j'existe", parce qu'il n'y a aucun doute : l'appareil photo est devenu le principal dispositif qui nous incite à nous aventurer au monde et à le parcourir autant visuellement qu'intellectuellement : que nous nous en rendions compte ou non, la photographie est elle aussi une forme de philosophie. C'est peut-être pour cette raison que nous devons affiner la portée de cette proposition en la dissociant en au moins deux versions : dans son mode périphrastique exhortatif, "je photographie, ensuite je fais exister" (parce que l'appareil photo certifie en effet l'existence) et dans son mode passif, "je suis photographié, ensuite j'existe", avec lequel l'aphorisme pourrait sembler familier à qui est versé dans les réflexion théoriques de Benjamin (c'est la présence de l'appareil photo qui rend un événement historiable).

Joan Fontcuberta in La camara de Pandora, la fotografia después de la fotografia
Ed. Gustavo Gili, 2010 (version française à paraître prochainement aux éditions 
Actes Sud).





En 1917, Duchamp découvre aux Etats-Unis un procédé photographique (populaire à l'époque dans les foires et les studios de photographes) qui, après une pose du sujet devant un miroir articulé, permettait de produire des cartes postales montrant un portrait rassemblant cinq vues simultanées sous différents angles.
Ce mécanisme, à la fois simple et ingénieux, permet au client d'obtenir une satisfaction narcissique multiple : portrait réalisé en contemplant son reflet démultiplié dans un miroir, puis image de soi, à contempler et à donner à voir, mis en abyme, reflet de reflets. Je me vois, tu me vois, je suis photographié, donc j'existe. En nombre, même.
Duchamp, dont l'œuvre est jalonnée de questionnements sur l'identité, donne corps visible ici à un ego fractionné, fluctuant et multiple. 
Le "vrai" Duchamp (celui de chair et non son reflet) nous tourne pourtant le dos pour faire face au miroir. Il cache son jeu et nous donne donc à voir son image doublement "réfléchie" (cogito ergo sum ?) par le jeu du miroir et de la photographie.
Personnalité singulière et multiple, multifacette et facétieuse (Duchamp créa durant sa carrière plusieurs alter egos, comme Rrose Sélavy ou R. Muut), l'artiste fait ici, par le biais d'un procédé mécanique et commercial, œuvre d'autoportrait.