Man Ray / Rayogramme, 1922.


Ven a dormir conmigo: no haremos el amor, él nos hará.
Julio Cortazar

Man Ray définissait ainsi le rayogramme : "Photographie obtenue par simple interposition de l'objet entre le papier sensible et la source lumineuse. Saisies aux moments d'un détachement visuel, pendant des périodes de contact émotionnel, ces images sont les oxydations de résidus, fixés par la lumière et la chimie, des organismes vivants."
Celui-ci fut obtenu précisément au moment d'un détachement visuel, pendant une période de contact émotionnel : un baiser (vraisemblablement) de Man Ray et Kiki de Montparnasse. Reste cette image, résidu, fixé par la lumière et la chimie, des organismes vivants...

Ecueil 1, la mer


Gustave Le Gray / Un effet de soleil, océan, n° 3, 1856

S'il est un sujet auquel la photographie se heurte avec une impuissance inéluctable, c'est la mer. Aucune photographie ne peut dire "la mer". La révélation d'une limite, d'une incapacité.
La photographie extrait de l'espace et du temps. Hors, la mer n'est qu'un espace infini, et le ressac, une négation du temps - ou un aveu d'éternité. Le flux, et inexorablement, le reflux.
La mer privée de son infinitude d'espace et de temps n'est plus la mer. Une photographie de la mer, c'est sa négation même.
La bête apprivoisée n'est plus la bête

Robert Doisneau / Mademoiselle Anita

© Atelier Doisneau

La fille est là. Assise. Seule.
Elle a vraiment l'air seul, avec son petit minois de chaton. Elle a mis une jolie robe. Peut-être sa plus jolie. Celle qui montre son pas d'épaules.
Elle a l'air un peu triste, avec son pauvre sourire et ses yeux qui brillent. Après, les perles. Comme des larmes autour de son cou.
Parce qu'elle est pas le genre à se laisser aller, avec son front buté. Elle s'est faite belle, ce soir. Elle a passé ses mains dans ses cheveux, devant le miroir, pour avoir l'air coiffé, mais pas trop.
Elle l'attend, et il ne vient pas. Parce qu'elle attend un homme. Qu'elle connaît. Ou pas encore. Mais elle l'attend, j'en suis sûre. Un homme qui l'aimera, un peu. Qui mettra son bras autour de ses petites épaules nues.
Elle attend qu'il arrive. Peut être pas ce soir.
Elle coule un regard en dessous, pour le voir arriver.

Mademoiselle Anita. Une des seules anonymes photographiées dont chacun sait le nom. parce qu'un homme, Doisneau, est arrivé. Il a tout vu, la jolie robe, le sourire triste, les yeux humides. La fille seule.

Martin Chambi / La boda de Julio Gadea


Le contexte, d'abord. Martin Chambi, originaire de Cuzco, photographie le Pérou des années 1920/1930. Son œuvre rassemble des paysages des Andes, des portraits en studio, des images d'événements populaires.
L'image, maintenant. Singulière photo de mariage. La légende nous l'indique, il s'agit des noces d'un notable. Julio Gadea est en effet le préfet de Cuzco. La longueur de la traîne, tenue par les demoiselles d'honneur à l'arrière plan, traduit d'ailleurs le mariage cossu.

Ils sont figés, là, un peu empruntés. Lui a l'air inquiet, presque sur ses gardes. Elle se tient en retrait, la tête légèrement enfoncée dans les épaules, comme si elle ployait sous le poids du nuage de tulle, avec un sourire forcé.
A l'arrière, des femmes, à l'exception d'un jeune homme, tout au fond. La scène est sombre, depuis le costume empesé du marié (ses chaussures sont neuves, on peut presque entendre le cuir lustré craquer) jusqu'au décor. Seules la mariée et les deux fillettes crèvent la pénombre.

Les mariés semblent avoir passé la porte de l'appartement (du studio du photographe ?) et s'être arrêtés, mal à l'aise de rencontrer le photographe, laissant le cortège à distance, la distance précise de la longueur du voile, écart auquel les convives sont d'ailleurs maintenus. La mariée quitte sa famille, et la traîne semble être le dernier rempart avant la séparation définitive, avant le passage de l'état de jeune fille à celui de femme. Un lien ténu, qui tient à peine aux bouts des doigts des deux fillettes.

Peter Henry Emerson / Sunrise at sea


Coucher de soleil


Tout le monde parle des couchers de soleil
Tous les voyageurs sont d'accord pour parler des couchers de soleil dans les parages
Il y a plein de bouquins où l'on ne décrit que les couchers de soleil
Les couchers de soleil sous les tropiques
Oui c'est vrai c'est splendide
Mais je préfère de beaucoup des levers de soleil
L'aube
Je n'en rate pas une
Je suis toujours sur le pont
A poils
Et je suis toujours le seul à les admirer
Mais je ne vais pas décrire les aubes,
Je vais les garder pour moi seul

Blaise Cendrars

Maxime Du Camp / Abu Simbel, 1850.


Aujourd'hui, la diffusion de l'information et des images (presse, télévision, internet) et le développement des transports (tourisme de masse, compagnies aériennes low cost) contribuent à l'abolition des distances. Le monde révèle ses mystères au regard du tout venant via Google Earth. Tout devient visible, accessible, révélé, vite.
Mais au 19e siècle, quand nombre de voyageurs-photographes partent pour de longs périples en Orient (Maxime du Camp, accompagné de Flaubert, gagne l’Egypte en 1849, le photographe Francis Frith s’y rend en 1856, l’archéologue Auguste Salzmann parcourt la Syrie, l’Egypte, la Palestine dès 1853), la durée des voyages, l’encombrement du matériel (les photographies étaient réalisées sur de lourdes plaques de verres ou de métal), les difficultés techniques causées par la chaleur sont autant d’épreuves qui rendent leur entreprise extrêmement ardue.
L'invention de la photographie concorde avec la révolution industrielle et le développement du transport par rail et par bateau. Elle va permettre de dresser un inventaire du monde. Dans une intention qui semble dériver du siècle des Lumières et des encyclopédistes, ces photographes explorateurs permirent, les premiers, de rapprocher le monde du regard de leurs contemporains.