Mary Ellen Mark / Usman avec son fils, Jumbo Circus, Bombay, 1992

© Mary Ellen Mark

Un nain au maquillage de clown, petit chapeau vissé sur la tête, les pieds extraordinairement minuscules, passe devant l'objectif. Dans ses bras, un petit enfant gras, à demi nu, les yeux cernés de kohol, pose doucement sa main sur la joue de l'homme (la légende nous l'apprend, c'est son père). Derrière lui, incertain, tout au fond, ce qui semble être un chapiteau rapiécé. Entre le chapiteau et l'homme, un chemin, pas très long, mais un chemin malgré tout. Et l'on comprend que l'homme a parcouru tout ce chemin. Et il est si étonnamment chétif, tordu, fragile. Pourtant, il porte délicatement, tendrement, l'enfant déjà lourd, l'enfant beau comme une idole, son enfant qui est si singulièrement son exact contraire, qui semble si lourd à ses bras et qui rend encore plus outrée la difformité du père.

Extrait de mon introduction au Photo Poche Mary Ellen Mark (n°96), Nathan, Paris, 2002.

Michael Ackerman

© Michael Ackerman

Se déprenant de toute adhérence à la réalité, affranchies de toute anecdote, les images de Michael Ackerman s'imposent comme un écho lancinant. Sillonnées de présences spectrales, ses photographies, tremblées, au grain démesuré, sont autant de stigmates de sa contiguïté au monde : elles n'attestent de rien - sinon de sa présence et de ses rencontres. Elles relatent la nuit, la ville, l'enlacement, la perte, souvent le sentiment prégnant de la disparition.
Michael Ackerman évolue constamment dans un rapport liminal (par le décadrage, le tressaillement, le flou) à la photographie, à ses sujets, enfin au réel. Il engendre ainsi une inquiétante étrangeté. Dans ses images, le monde qu'il donne à voir, transcendant toute appréhension objective du réel, déborde.

Julia Jackson, 1867 / Julia Margaret Cameron



Il s'agit ici de s'affranchir de la connaissance que l'on a de l'auteur, photographe sur le tard, du bric-à-brac de ses aspirations poétiques, littéraires, allégoriques, de ses chérubins aux ailes factices, de l'Angleterre Victorienne, de l'influence de Tennyson et de la peinture préraphaélite, ou encore des considérations techniques sur le collodion humide. S'affranchir aussi de ce que l'on sait du modèle : Julia Jackson est la nièce de la photographe et deviendra la mère de Virginia Woolf. Il s'agit de considérer cette image pour ce qu'elle est : un portrait photographié.
Le cadrage est serré. Un visage de femme surgit du noir. Sur ce visage, frontal, aux cheveux épais un peu en désordre (cette femme n'est pas aprêtée, ne minaude pas, ne pose pas) la lumière crue et rasante fait saillir chaque pore de la peau de sa joue gauche. Sur cette image, intense, presque brutale, une femme me regarde (te regarde, nous regarde, regarde Julia Margaret Cameron), fixement, presque hallucinée d'être là, dans l'image, à me regarder (te regarder, etc). Débarrassé de tout référent historique et de toute anecdote, ce portrait, abrupt, sans séduction, d'une étonnante modernité (presqu'un siècle avant Avedon) atteste de deux choses : Julia Margaret Cameron était une grande photographe, elle était aussi un précurseur.

Honoré de Balzac



Il n'existe qu'un seul portrait connu de Balzac.
L'auteur de la Comédie Humaine se défiait du daguerréotype. Il avait élaboré une théorie des spectres : "Donc, selon Balzac, chaque corps dans la nature se trouve composé d'une série de spectres, en couches superposées à l'infini, foliacées en pellicules infinitésimales, dans tous les sens où l'optique perçoit ce corps. L'homme à jamais ne pouvant créer - c'est-à-dire d'une apparition de l'impalpable constituer une chose solide, ou de rien faire une chose. Chaque opération daguerrienne venait donc surprendre, détachait et retenait en se l'appliquant une des couches du corps objecté. De là pour ledit corps, et à chaque opération renouvelée, perte évidente d'un de ses spectres, c'est-à-dire d'une part de son essence constitutive." (in Quand j'étais photographe, Nadar, le Seuil, Paris). Il évoquait également cette théorie dans Le cousin Pons : "Si quelqu'un fût venu dire à Napoléon qu'un édifice et qu'un homme sont incessamment et à toute heure représentés par une image dans l'atmosphère, que touts les objets existants y ont un spectre saisissable, perceptible, il aurait logé cet homme à Charenton..."
Curieuse vision d'un réel en pelure d'oignon... Selon Balzac, chaque objet cesserait donc d'être (du moins en partie) en devenant une image. Par conséquent, chaque photographie engendrerait un fantôme. Et nous voici bien, en quelque sorte, devant un ectoplasme d'Honoré de Balzac.

Anonyme


C'est l'été. Même si la photo est un peu passée, la lumière ne trompe pas. Et c'est les vacances, forcément. Près de ce lavoir, bloc de ciment incongru en pleine nature, les deux fillettes se répondent en miroir. Tandis que l'une s'affaire à d'importantes opérations, l'autre se dirige avec un froncement de nez et un sourire vers le photographe. Une invitation ? Le seau et les tuyaux annoncent de réjouissantes ablutions, autorisées puisque c'est les vacances !

Irving Penn / Frozen Foods with String Beans, 1977


© Irving Penn

Jeu de cubes colorés pour enfants ? Réalisation fantaisiste d’un architecte fantasque pour mégapole utopiste ? Peinture abstraite inspirée du cubisme ? Sculpture contemporaine ?
A y regarder de plus près, il s’agit d’un assemblage, amoncellement maîtrisé, organisé, structuré de blocs de fruits et de légumes congelés ou les framboises côtoient le maïs et les asperges…
Si dans la peinture classique, nombre de natures mortes représentent des paniers de fruits ou des ingrédients culinaires, Irving Penn nous montre ici avec humour que le panier de la ménagère d’aujourd’hui a bien changé. Comme si la modernité du médium réclamait la modernité du sujet. Autre temps, autres mœurs…
Cependant, il ne faudrait pas voir ici le seul trait d’humour. En effet, Irving Penn se livre avec talent à un exercice de style. Il sublime l’ordinaire, le banal, le quotidien. Agencés avec une grande maîtrise de la composition des formes et des couleurs, les blocs d’aliments congelés forment une impeccable composition. La lumière douce effleure le relief poudré de givre. Photographiés sur un fond blanc, les objets acquièrent une autre échelle et les aliments deviennent monumentaux et extraordinaires.